L’histoire commence platement dans un des temples du brunch du dimanche de la ville où y’a juste ben du monde à la messe.
On entre, ma fille et moi, ça sent bon le bacon et l’œuf Bénédicte en overtime. On dépose nos manteaux et on tente de se frayer un chemin jusqu’à notre petite table qui semble être une oasis de paix dans cette horde de mangeurs enragés.
15 mètres nous séparent de nos sièges. On se donne la main, on se regarde, complices, et on fend bibliquement la foule pour revendiquer notre droit aux menus beurrés et au café dilué.
Eh ben, sur ces 15 mètres entre le portemanteau et le menu à colorier, trois événements fâcheux se sont produits. Trois inconnus, de trois tables différentes, ont tendu la main et touché mon enfant en insistant pour lui parler malgré le fait que celle-ci montrait clairement des signes d’inconfort, de timidité voire de frayeur. Un s’est même levé pour lui bloquer le chemin.
On a tous une histoire d’inconnu qui touche une bedaine de maman ou une joue de bébé plus ou moins grand sans y être d’abord invité. Y’a de quoi s’offusquer, évidemment.
Mais je n’avais pas eu encore à dealer avec des intrusions dans la bulle d’un enfant plus âgé. Et de persistance malgré le refus clair et affiché. Parce que ça implique que l’inconnu se fiche de la face épouvantée et des signaux de « crisse-moi patience » pour assouvir son désir de toucher des beaux » ti-z’enfants » qui l’anime.
Ce que j’en comprends, c’est qu’ils n’ont aucune considération pour les sentiments des enfants ou alors qu’ils en ont, mais que ceux-ci sont moins importants donc passent nécessairement après leurs propres envies.
« Ben voyons, p’tite fille, tu veux pas m’répondre? Tourne-toi donc un peu pour que j’vois ta robe! Han, r’garde-moi donc ces beaux cheveux-là… sont doux en plusss! Tu dis rien? Ben là! »
Se sont-ils projetés un instant dans sa peau? Entourée de dizaines de gens faisant trois fois sa taille, obstruant sa vue à 360 degrés, avec ces mains tendues appartenant à des sourires inconnus qui lui commandent des ordres dont elle n’a que faire?
J’ai eu envie de torréfier de ma rage tous les grains de café de la place. Incendier les tables, les chaises et les boosters avec ma colère envenimée.
J’ai réservé à ces inconnus les foudres divines de mon regard en spécifiant que ma fille était timide et que c’était de son droit de vouloir poursuivre son chemin. Mes mots sont restés lettres mortes et les simples salutations mère-fille ne leur ont pas suffi.
Peut-être que je suis trop polie, je n’sais pas. Mais pour moi, un enfant est un être humain à part entière, il mérite d’être entendu, respecté. Son corps n’est pas une propriété publique ; il possède sa propre intégrité.
Quand le refus de la maman se joint à celui de son enfant et que le duo est encore une fois ignoré, c’est qu’on se trouve devant des gens qui ne peuvent faire la part des choses, surtout pas des limites et des bases de la civilité.
Je regrette d’avoir été aussi polie, je n’ai pas réussi à égaler leur effronterie. Ma fille et moi en avons discuté entre deux bouchées de pain trempé dans le jaune d’œuf coulant. Je lui ai dit qu’elle avait raison de ne pas aimer être touchée si elle n’en a pas envie.
Elle m’a regardée, pas trop certaine de pourquoi j’avais l’air d’en faire un grand cas. Et juste ça, ça me dit qu’elle a bien retenu la leçon. Le consentement lui semblait une notion acquise.
Tant qu’il y aura du monde pour s’essayer, sa job c’est de ne pas changer d’idée juste pour faire plaisir, sa job, c’est de suivre son instinct et d’en témoigner.
Elle s’écoute. C’est déjà ça de gagné.