L’élément déclencheur était banal, pourtant : une simple semelle décollée aperçue, comme ça, un soir, dans les pieds de Bout d’Chou, à la garderie. Simple signe annonciateur d’une corvée de magasinage à l’horizon. Non?
N’ayant plus rien magasiné directement en boutique depuis 2013, c’est le laptop sur les genoux que j’ai lancé les recherches. J’ai fait un premier tri, en fonction des prix et des tailles disponibles. Puis j’ai lancé à l’intéressé : « Bout d’Chou, veux-tu venir me dire quels souliers tu aimes? »
Il est venu me rejoindre et a observé l’écran en silence, tout sérieux, l’effort de concentration lui faisant plisser les yeux, pendant que je faisais défiler les images.
Soudain, son visage s’est éclairé, ses yeux se sont illuminés, et il s’est écrié : « Je veux ceux-là! »
J’ai jeté un œil à l’écran : il pointait une paire d’espadrilles bleues et roses pailletées aux couleurs de l’arc-en-ciel. Juste à regarder l’image, même en version pixélisée aux couleurs approximatives, je savais que ces trucs-là brilleraient. Ou en fait, ils ne se contenteraient pas de briller, non : ils réfléchiraient le moindre rayon de lumière avec ferveur.
Oui, c’était une paire de souliers classées dans la section « filles » du site Web. Mais ça, je m’en fichais. Par contre, les paillettes, j’étais moins sûre. Pour un garçon comme pour une fille, je trouvais ça intense. Pourtant, j’aime les couleurs, j’aime les trucs qui flashent… mais cette paire de souliers ne me revenait juste pas.
J’ai tenté d’offrir d’autres options. J’ai déniché d’autres souliers multicolores, aussi flashy, aussi pastel, mais sans l’effet boule de Noël. Sans succès. Bout d’Chou voulait ses souliers à paillettes.
Alors j’ai capitulé. Ce ne serait pas moi qui les porterais, après tout.
J’ai cliqué sur « récupérer en boutique ».
Sur place, quand la vendeuse a ouvert la boîte, j’ai constaté que mes craintes étaient fondées : ces souliers-là promettaient de rendre aveugle quiconque les fixait trop longtemps. Même Bout d’Chou, pris de court (probablement par l’éblouissement oculaire), s’est exclamé : « C’est des souliers de fille! » La vendeuse n’a pas bronché. Moi j’ai tendu les souliers à Bout d’Chou pour qu’il les essaie. La pointure était la bonne. Le choc initial s’est dissipé : Bout d’Chou était complètement en amour avec ses souliers scintillants.
Ce n’est qu’une fois dans l’auto que je me suis demandé ce que penseraient les amis de la garderie des nouveaux souliers. Risquait-il d’être sujet de moqueries? Aurais-je dû insister pour qu’il choisisse une autre paire? En même temps, je ne voulais pas lui apprendre à tempérer ses choix en fonction des idées des autres. De toute façon, les dés étaient jetés. Le lendemain, donc, Bout d’Chou est allé rocker ses souliers à paillettes à la garderie.
Le soir, de retour à la maison, Bout d’Chou m’a dit : « Anthony a dit que je portais des souliers de filles. »
« Ah oui? Et qu’est-ce que tu lui as répondu? », lui ai-je demandé.
Bout d’Chou a haussé les épaules, pas troublé le moins du monde : « Que c’était pas des souliers de filles. »
Et voilà. Fin du chapitre. Tout était dit.
Je l’ai regardé s’éloigner en gambadant vers la salle de jeu, dans ce monde qui est le sien et où les paillettes ne sont le propre d’aucun genre en particulier. Je me suis sentie un peu coupable d’avoir voulu l’empêcher de mettre du brillant dans sa vie. Je me suis demandé si, peut-être, j’aurais eu moins de réticence s’il avait été une fille?
Puis je me dis que j’étais chanceuse d’avoir cet enfant qui me pousse à me questionner, à sortir de mes idées et de mes goûts à moi. Rock on, mon gars. Va changer le monde.