J’ai fabriqué un enfant mordu. Pas constamment, j’ai fabriqué un enfant qui se fait mordre, il se fait mordre parce que je l’ai fait à ma semblance et que, comme Dieu, je suis essentiellement imparfaite. Mon fils me ressemble : il a mes yeux, mon nez, une bouche au croisement de la mienne et de celle de son père (c’est normal, toute son histoire commence, huit ans avant sa naissance, par un baiser). Il a aussi mon sens de l’observation, ma façon de froncer les sourcils quand il est fâché, celle qui fait que beaucoup d’Arabes ont l’air sévère en photo (alors que non, on a juste de gros sourcils).
Il a mon amour des petites choses : livres, blocs, coccinelles. Ma façon de saisir un détail dans le chaos ambiant, de se fixer dessus, il voit dans le monde la poésie crasse que je vois depuis toujours. Il se positionne résolument contre l’injustice, vole au secours de son cousin grondé comme je défendais âprement ma soeur. C’est un jukebox. Depuis quelque temps, il invente des chansons nouvelles sur l’air de celles qu’il connaît. Il aime plus que tout les histoires que je lui raconte le soir, surtout celle où le petit chaperon rouge ouvre le ventre du loup avec un couteau de cuisine pour sauver sa grand-mère.
Il reste à l’écart, aussi. En retrait : à la garderie, il regarde les autres enfants sans les rejoindre, il se tait. Il se laisse pousser, il le sent à peine, il a au moins ça de son père : une masse et une inertie de bûcheron. Il est extrêmement timide, excessivement gentil la plupart du temps. Alors, maintenant que les autres le savent, qu’ils ne sont plus tenus à distance par la charpente du fils, ils le mordent. Pas tous, bien sûr, pas si souvent non plus, ce n’est arrivé que deux fois en plusieurs mois : c’est l’âge du vampirisme, deux ans. Et le mien, il paraît, est ce que l’éducatrice a appelé une proie facile. Trop doux, trop gêné, trop gentil.
Alors, j’essaye de lui expliquer qu’il n’a pas à se laisser mordre, qu’il peut pousser l’autre pour se défaire de sa machoîre, qu’il n’est le goûter de personne, comme ma mère essayait de m’expliquer, quand j’étais petite et maladivement gentille, que je ne pouvais pas laisser le monde entier me marcher sur les pieds, que ça les déformerait, à force. Je lui explique et je le vois devenir profondément triste, petit Rousseau de deux ans, à la seule idée de se défendre, à la seule idée que l’homme ne naît pas foncièrement bon.
Je sais qu’il s’y fera, qu’il apprendra à ouvrir les mâchoires accrochées à lui, comme je l’ai fait. Je sais aussi qu’il y aura des traces de dents sur son petit corps. Que me ressembler lui fera mal (bobo au menton mordu, mal à l’âme). Bien sûr, ça me brise le coeur en mille. Alors, je le serre fort, je lui raconte des histoires dans lesquelles les loups soufflent plutôt qu’ils ne mordent, j’essaye de ressembler à ma mère, les bras, les mots anesthésiants.
J’ai fabriqué un enfant qui me ressemble, un gentil géant au tempérament rêveur, fasciné par la poésie du monde parfois cruel. J’ai fabriqué un enfant qui ne mord pas.
Voyez-vous vos qualités et vos défauts dans vos enfants?