Parce qu’on avait oublié de me le dire. Ce n’était écrit nulle part, aucun avertissement, rien. Quand nous devenons mère, notre corps devient une propriété publique, un espace commun, un droit acquis. Un véhicule, une machine distributrice, un coussin, une couverture, une forteresse… un temple.
Les premiers signes se manifestent dès la grossesse : c’est la phase de la transformation. Devenir deux dans un. Phénomène fascinant, qui peut parfois même être troublant (je me souviens m’être déjà sentie comme Ellen Ripley dans le film Alien lorsqu’un truc tente de lui sortir du ventre).
Crédit: Alien/Giphy
J’ai aussi cette image en tête : mes deux filles sont couchées sur moi, parlent au bébé qui s’en vient bientôt, le (me) flattent le ventre. « Leur bébé », comme elles disaient. Mon corps, c’était notre corps, un corps familial.
Après cette grossesse, il y a les dommages collatéraux. Je vous épargne les miens. Je sais juste que lorsque je voyais mon reflet quelque part, en passant devant une vitrine, j’étais toujours surprise de mon image. Ce corps, qui était le mien, était si… différent d’avant. Pas le même que dans mon esprit. Comme s’il ne m’appartenait plus. Est-ce qu’on ressent la même chose lorsqu’on vieillit aussi?
Et tout le reste. Les petits pieds froids l’hiver, les mains sales et collantes qui me flattent le visage, les coudes pointus qui s’appuient dans mes reins sans prévenir, les ongles qui m’égratignent pendant la berceuse. On me pince, on me mord parfois. On m’escalade. Il fait trop chaud l’été. J’ai mal dans le dos. Pourquoi j’ai des bleus partout depuis que j’ai des enfants?
Parfois j’ai envie de hurler : « Lâchez-moi! Laissez-moi reprendre possession de mon corps! » Dans ces moments-là, j’ai besoin d’aller prendre une marche, de l’air, de quoi, mais toute seule, avec mon « moi-même ». Et de mettre mes plus grosses boucles d’oreilles sans que personne ne me les arrache.
Et rapidement, ça me frappe. Ce sentiment de manque. Comme un delirium tremens maternel. Il faut que je les voie, que je les respire, que je les prenne dans mes bras, mes enfants.
Que je les protège aussi, devant les monstres imaginaires et les petits dangers du quotidien. Que je les réconforte lorsque le tonnerre frappe trop fort pendant l’orage. Que je les guide dans la vie. Que j’entende leurs prières. Je suis leur forteresse. Je suis un temple.
Finalement, mon corps ne m’appartient plus depuis que je suis une mère. Mais même si parfois ce n’est pas facile à gérer, c’est peut-être la plus belle chose qui ne me soit jamais arrivée!