Chaque jour, c’est la course. Du matin au soir, ça n’arrête pas, du premier « mamaaaaaan » au saut du lit jusqu’au quatrième verre d’eau passé l’heure du dodo. C’est une routine — ironiquement — en perpétuelle évolution, avec de nouveaux éléments qui viennent constamment s’y greffer comme dans un casse-tête : qu’est-ce que je fais avec ce morceau-là? Où je le mets? Enceinte, c’est mon ventre qui s’étirait de jour en jour jusqu’à lézarder; aujourd’hui, c’est mon espace-temps. Je ne peux pas dire que ça me surprend. Je savais que ça avait tendance à arriver, avec des enfants.
Parfois, je m’arrête et je me demande : mais qu’est-ce que je faisais de mon temps, avant? Et c’est drôle, je ne le sais plus. C’était il n’y a pas si longtemps, mais c’est flou dans ma tête. Je me souviens d’avoir couru après mon temps, d’avoir été fatiguée. Des sentiments valides, à n’en pas douter; le syndrome du quotidien qui déborde n’est pas l’apanage des parents. Mais qu’est-ce qui prenait tant de place dans mon horaire alors à moitié moins chargé?
Si je me concentre, ça me revient par bribes. C’est vrai que j’ai étudié de soir tout en travaillant à temps plein. C’est vrai que j’ai fait six heures de route tous les weekends pendant un an et demi pour visiter mon papa malade. Il y a bien eu des phases mouvementées, mais ce dont je me souviens surtout, ce sont les moments improvisés. Le patinage à la pleine lune, sur un coup de tête, un soir de semaine. Les amis invités à souper à la dernière minute. Les plans de la journée élaborés au réveil, le matin même. Les pogos devant la télé à 19h30 parce que le souper n’était qu’une considération secondaire.
Au fond, ce n’est pas que j’étais particulièrement occupée. Simplement, à l’époque, j’avais du temps en masse : du temps à meubler, à inventer, à perdre. À perdre parce qu’il en pleuvait et que je pouvais le regarder me filer entre les doigts avec la certitude qu’il y en aurait toujours suffisamment pour y placer tout ce qui me plairait — le jour même ou le lendemain, ou une autre fois, n’importe quand. Rien n’était organisé ou prévu, parce que ce n’était pas nécessaire. En conséquence tout se faisait plus lentement, mais ça n’avait aucune importance. Le temps était éternel.
Aujourd’hui, chaque minute de ma vie est comptée, et mes petits humains me rappellent à l’ordre dès que je m’écarte de l’horaire. Mais ça aussi, c’est temporaire. Un jour, j’aurai de nouveau du temps à perdre; mon espace-temps reprendra ses proportions originales, et je soignerai ses vergetures en me demandant comment je faisais donc pour trouver le temps de tout faire quand les enfants étaient petits?