J’ai été un enfant terrifiant, avec une voix infatigable. Je ne dormais jamais et je piquais des crises apocalyptiques. Mon père m’a souhaité, à la blague, d’avoir un enfant comme celui que j’avais été. Pour que je sache à quel point c’était intense, éreintant et bouleversant.
Alors, comme une malédiction lancée dans un roman de Stephen King, notre deuxième fils, Loïc, est né. C’était un bébé avec une énorme tête et des yeux bleus clairs énormes. Comme ceux de mon père. Des yeux qui percent, qui se souviennent.
Dès le début, notre relation n’a pas été de tout repos. Loïc était un enfant bruyant, qui dormait très peu et qui passait par toutes les pires phases énumérées dans le Mieux Vivre.
Toutes. Les. Phases.
Quand on me demandait comment il allait, je répondais: « je crois qu’un jour, l’un de nous deux ira en prison ».
Avec le temps, ça s’est stabilisé. Aujourd’hui, il contrôle son intensité, du haut de ses cinq ans. Il fait des câlins incroyables de sincérité et devient un petit garçon curieux, intelligent, drôle. Mais le monstre qui se cache dans son estomac, il est encore là.
Je sais qu’il est encore là, parce que j’héberge la même chose, dans le sous-sol de mon corps.
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Ce qui dort dans mon ventre
Vivre avec Loïc, c’est faire face à ma propre colère enfouie, cette entité que je croyais sous contrôle. Notre enfant me rappelle constamment que je ne contrôle pas mes émotions aussi bien que je le pensais.
Nos monstres-parasites se font des yeux d’horreur. Ils rient peut-être ensemble d’avoir colonisé nos corps. J’imagine que nous avons des peaux de rhinocéros. Des couches épaisses pour contenir les éruptions. Je suis comme Loïc : tout en moi a longtemps été au bord de l’explosion.
Plus jeune, j’ai longtemps été fier de cette rage. Elle me rendait fort, elle aiguisait mes sens. Elle me donnait tous les droits et elle effaçait mes peurs. J’étais une boule de feu noire et je sentais qu’aucune limite ne me concernait.
Je les ai serrées, mes dents. J’ai pleuré à m’en donner des migraines. J’ai creusé le centre de chacune de mes relations jusqu’au coeur à faire sauter. J’ai saboté chaque espoir, effacé mes traces dans les rues sombres des quartiers qui ne m’étaient jamais familiers. Au bout de chaque petite flamme, au détour de chaque petite mort, je le voyais bien, mais je ne voulais pas le voir: il n’y avait rien au bout de ma colère. Tous les incendies finissaient en cendres.
Souvent, par maladresse, j’ai blessé mes personnes préférées. Je les ai humiliées, insultées, amenées au bord des larmes.
Le moment où j’ai commencé à changer
Un jour, après avoir fracassé un verre dans la cuisine parce que j’étais hors de moi, ma blonde est venue me dire, dans ma chambre, qu’elle croyait que mon père avait peur de moi. Je crois que l’émotion que j’ai ressentie, à ce moment-là, a été pire que tous mes deuils combinés. Je ne voyais plus le bout. Je savais qu’en fait, je devais rebrousser chemin, mais je m’étais engouffré dans un monde de colère si profond que j’avais peur de revenir sur mes pas.
J’en ai pleuré un coup, dans les bras de mon amoureuse.
Le lendemain, je commençais à changer, à pas de fourmis. J’avais 20 ans et je ne voulais pas devenir cet adulte-là.
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La nouvelle génération
Maintenant, c’est Loïc qui fait trembler les murs. Ses yeux se remplissent de larmes acides.
Ce ne sont plus des yeux, ce sont des milliers de cris. Il a la rage que nous nous passons comme un bâton dans la famille. Il crie tellement fort qu’on pourrait croire qu’il meurt. Puis, il finit par sourire de fatigue, à trois heures du matin. Il rit dans la face de nos limites. Son ventre est rempli de feu.
Je suis de plus en plus fier de son contrôle, mais je suis terrifié. Je me demande parfois s’il grandira comme moi, si j’arriverai à lui apprendre à respirer. J’espère être assez sage, assez vite. Je voudrais lui dire tout ce que je sais sur la colère, pour qu’il s’en fasse un coffre à outils.
Parce que je vais mieux. Personne ne se doute jamais de mon histoire d’horreur. J’ai encore ces tremblements de terre dans les os, encore ce bouillonnement qui ne s’est jamais refroidi. J’ai juste appris à vivre avec cet élan, et je crois que j’en fais un meilleur usage, maintenant. Je sais que notre fils ne vivra pas les mêmes choses que moi, que nous grandissons dans des circonstances bien différentes.
Mais je sais aussi qu’avec ce coeur sauvage, il est facile de se perdre en faisant des mauvais choix.
Loïc sourit. Il a respiré sa dernière crise. Il est fier de lui.
Dans nos bras, je le tiens et il me tient. J’ai assez de force pour envelopper la sienne. Je sens que ça le calme.
Mais maudit qu’il me serre fort, le petit. Il est peut-être déjà plus fort que moi.
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