Le temps s’était sauvé.
Les coliques avaient cessé, les réveils nocturnes s’étaient espacés, les premiers mots avaient été prononcés. Les secondes, comptées depuis le début, s’étaient tranquillement égrenées au fil des nuits sans sommeil, des poussées dentaires, des larmes et des sourires, et de toutes les premières fois, jusqu’à m’amener à ce moment-là.
C’était un lundi matin, un banal lundi de septembre, et mon congé de maternité était terminé.
Mon cœur tanguait un peu devant la perspective de la course quotidienne entre la maison et le travail et du slalom entre les échéances et les épidémies de pied-main-bouche. Mais dans l’ensemble, j’avais hâte, j’étais prête. Depuis seize mois, mon monde tournait autour de mon bébé, j’étais invisible, j’avais le « moi » sur la glace. J’avais remis à plus tard des envies de pipi, des douches, des repas, pour cause de boire imprévu, de sieste inopinée dans les bras ou de bobo à soigner : l’idée de redevenir une personne à part entière ne me déplaisait pas du tout.
Mais il était 6 h 30 et cette personne à part entière tardait à émerger.
Je portais les vêtements de travail qui m’avaient tant manqué, mais aussi la déception de la mise en quarantaine obligée des chandails blancs et des bijoux longs, menacés par les câlins beurrés de confiture et les petites mains qui empoignent tout. Bout d’Chou pendu à mes jambes, je me maquillais par à-coups dans la salle de bain, reculant ponctuellement de quelques pas pour vérifier d’un coup d’œil si Coco, qui s’habillait dans sa chambre, n’avait pas perdu le fil de la tâche en cours.
Bref, il était 6 h 30, et je pédalais.
Crédit : Giphy
C’est là que je l’ai aperçu, au milieu de la trousse à maquillage : mon mascara. Atterri là mystérieusement des années auparavant, inutilisé depuis parce que je ne portais jamais de mascara. J’avais totalement oublié son existence, mais il était resté là, à attendre son heure.
Je l’ai saisi comme une baguette magique — comme une bouffée d’air, un battement, une coupure dans l’espace-temps. Ce n’était pas qu’un tube de mascara, non : c’était quinze secondes juste pour moi, malgré le chaos environnant. Un pied de nez à cet horaire dans lequel elles ne fittaient pas. Quinze secondes primordiales précisément parce que je n’avais pas le temps de les prendre.
C’était il y a deux ans, mais les choses ont très peu changé. Tous les matins sont chaotiques. Oh, j’ai appris à trouver ça beau, à trouver ça unique et précieux. Reste que tous les matins, je pédale.
Alors tous les matins, au milieu de l’effervescence familiale, je prends une bouffée d’air : je mets mon mascara.
Puis, je replonge.
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