Aller au contenu
Mon fils, tu ne m’appartiens pas
Crédit: Marc-André Durocher

Je le dis souvent : en naissant, notre fils m’a sauvé la vie. Avant, j’étais un jeune adulte agressif et colérique. Juste à temps, sans que je lui demande rien, il m’a sorti de moi. J’ai réappris à aimer, sans les veines qui explosent dans le cou. Les mains en l’air, on pointait les étoiles au plafond de sa chambre en nous racontant des histoires. Après le bain, sur la table à langer, je soufflais un peu d’air froid sur son corps pour le faire rire de terreur. Les réveils, les pleurs, les batailles de neige, les nuits. Le temps tournait.
 

 Crédit : Marc-André Durocher 

J’ai senti, en devenant son père, que l’espoir régnait à nouveau sur le monde. Et ce monde était infiniment plus grand que ma personne.

Des années plus tard, tout a changé. Je sens que notre fils nous glisse entre les doigts. Nos mains se lâchent. Il part jouer dans la ruelle sans se retourner. On entend encore des cris de jeux par la fenêtre, ces sons qui font tant de bien à entendre. Mais il nous le fait sentir: nous sommes gênants devant ses amis. Ils ricanent ensemble en cachette.

Crédit : Marc-André Durocher 

Je pense à ce petit garçon qui a été mon meilleur ami miniature. Je m’ennuie déjà de ce compagnon de voyage hors pair, de nos poignées de mains secrètes et puis de ce regard vierge de toute douleur qui s’émerveillait devant les jeux d’eau du parc. Je revois son petit corps et sa nuque fragile, devant un feu de camp. J’entends encore ses phrases croches, je pense à ses premières grimaces et aux t-shirts trop longs qui glissaient vers les épaules.

C’est la fin d’un instant. Le changement auquel il fallait s’attendre. Mon fils m’a sauvé la vie, que je disais. Il m’a sorti de moi à temps. Mais voilà que je reviens vers moi à toute allure. Je garde les bras serrés autour de lui un peu plus longtemps. Je sursaute de joie lorsqu’il a besoin d’être consolé. Je me surprends à croire un peu que sa magie m’appartient. J’ai tort. Mon corps tente de fermer toutes les issues, de contenir les étincelles. C’est là que je me vois faire : en voulant mettre ce bonheur dans une boîte, je referme le monde que mon fils avait ouvert.

Je suis en train de faire le cave. Notre enfant ne nous a jamais appartenus. Voilà toute la vérité de ce petit miracle. 

Et puis, il est toujours là, notre fils magique. En lui poussant la peau de la face comme dans « la revanche du Capitaine Crochet », je suis capable de dire « Oh, tu es là, Peter! ». Son regard et son rire sont les mêmes, sa manière de bouger et ses ronflements aussi. Il est là, avec une autre tête. Ses traits se sont allongés et ses mains recouvrent presque celles de sa mère.  C’est juste qu’il me bat à Mariokart. À dix ans, il me dit que mes suggestions de lectures sont ennuyantes. Il a envie de se partir un crew de Donjons & Dragons comme dans Stranger Things. Il a un fromage préféré, et ce n’est pas du cheddar. 

J’arrive à desserrer les doigts, à reprendre mon souffle. L’espoir n’a pas quitté ce monde. Notre fils et nos histoires sont toujours là, tout autour. Un dessin sur un mur, un câlin spontané dans la cuisine après le déjeuner. Je regarde dans son lit et Roger, son vieux toutou de panda, a pris du vieux. Le panda échevelé et moi, on se dévisage un moment. 

Reste peut-être l’idée qu’un jour, nous avons été tout son monde. Nous avons été ses premiers guides, depuis le début jusqu’à la porte du secondaire. Il aura toujours ce besoin de nous avoir pas trop loin. Nous sommes ses ports d’origine, ses premières maisons.

Notre enfant ne va pas disparaître. Il va juste devenir un ado.

 
Plus de contenu