J’ai une histoire difficile à raconter. Une histoire sans méchant, sans coupable. Elle se déroule sur dix ans et elle contient plusieurs passages à une poussière de la mort. C’est une histoire de désespoirs trop creux et de joies étouffées. C’est mon histoire, et elle doit ressembler à celle de bien d’autres parents étudiants.
À 22 ans, en commençant à conjuguer école et nouvelle parentalité, j’ai dû accepter que le reste de la vie ne s’arrêterait pas. Il y a eu des mi-sessions en même temps que l’amygdalite de notre bébé de neuf mois. Il fallait tout de même que j’aille travailler, les yeux cernés. Puis, au sommet de ma montagne d’inquiétudes, le décès d’un parent proche est arrivé comme une massue trop lourde, un poids déraisonnable que mon corps ne pouvait pas encaisser. J’ai appris à la dure que la vie ne ferait pas pour moi l’économie des épreuves difficiles simplement parce que j’avais décidé d’être parent et d’étudier.
Malgré quelques brèves éclaircies durant lesquelles j’étais fier de moi, j’ai eu de grandes années de honte. Des sentiments d’imposture dans une vie fragmentée. Je me sentais à temps partiel à la maison, au travail, puis à l’école. C’était frustrant, parce qu’en réalité, j’étais à temps plein partout. Ça m’a fait vivre un peu hors de mon corps. Et puis, je l’ai regardé, ce corps. Je l’ai souvent jugé, je l’ai trouvé triste, assis au fond de la classe d’un cours complémentaire qui me plaisait moins que je l’aurais voulu. J’étais loin de ma famille, je manquais l’heure du dodo et l’histoire. J’étais absent pendant la crise du plus jeune au souper. Pendant que notre aîné perdait une dent, j’étais ailleurs et j’apprenais des affaires sur la diégèse et les prédicats.
J’ai tout fait pour ne pas prendre de cours où il y aurait des travaux d’équipe. Parce que je réfléchissais déjà aux rencontres qui allaient être compliquées à organiser avec les autres élèves. Ça allait aussi m’enlever du temps de famille ou de travail, ajoutant des embûches à la conciliation que je n’arrivais pas encore à atteindre tout à fait. Je savais quoi dire aux profs : « C’est pour moi, mais aussi pour les autres, parce que je ne serai jamais disponible! Est-il possible de faire une exception et de me laisser vous remettre un travail en solo? ».
Vivre la parentalité à l’école, c’était souvent de la tristesse. C’était revenir après les cours, à vélo ou en métro, en m’engouffrant dans la nuit la plus silencieuse. J’avais envie de pleurer même quand je n’étais pas triste. Je me sentais seul, tout le temps. J’étais déçu parce que mes apprentissages n’avaient aucune place ailleurs, dans les jasettes avec ma blonde ou au travail avec mes collègues. L’école était partout comme un rêve flou, comme un faux souvenir qui ne se partage pas.
Une étudiante plus jeune, alors que j’étais à mi-parcours, m’a appelé tout à coup « monsieur » dans un cours de création littéraire. Ça m’a fait prendre conscience qu’il me manquait encore le tiers des crédits pour finir mon bac, alors que j’y séjournais depuis quatre ans. J’ai eu le vertige parce que j’étais devenu « monsieur » à seulement 26 ans. C’était pourtant vrai que je connaissais mieux les secrétaires du département que les autres étudiant.e.s. Je les connaissais autant pour leur gentillesse que pour la honte que je ressentais quand j’avais des demandes d’accommodement. Je me suis habitué à leurs regards pleins d’empathie, mais ils me hantaient comme des regards de pitié.
J’ai entendu souvent que c’était admirable, parce que je survivais à l’école en étant un papa. J’ai répondu tout le temps que mes enfants rendaient tout ça possible. J’expliquais qu’ils m’aidaient à rythmer ma vie, à me lever le matin. Ils ont souvent été les seules forces qui m’empêchaient de tout abandonner. Même vidé de toute ma joie, leur présence me permettait d’avoir au moins le courage de continuer avec une certaine mécanique.
C’est moi. Un parent étudiant depuis dix ans. J’ai le coeur rafistolé et la peau endurcie. Les autres parents et moi, on se lance un clin d’oeil au travers de la classe.
Mais on n’ira pas prendre de verre pour mieux se connaître. On n’a pas le temps.