Depuis que je suis mère, j’ai peur. Parfois un peu, parfois beaucoup. J’ai peur de recevoir un appel pour me dire qu’il est arrivé quelque chose à l’un de mes enfants.
Il y a un an aujourd’hui, j’ai des amis qui ont reçu cet appel. Maman doit se rendre à l’hôpital parce qu’il est arrivé quelque chose à son petit Caleb. Arrivé quelque chose? Il est tombé? Il s’est cassé un bras? Arrivée à l’hôpital, elle a vu son bébé inanimé. C’est là qu’elle a compris. Elle a compris que plus rien ne pouvait être fait. Même avec tous les efforts possibles pour le réanimer, le morceau de poire était logé trop loin.
Papa a été averti devant son travail, dans une voiture de police, par des policiers larmoyants, que son fils de 13 mois est décédé.
« Amenez-moi à l’hôpital. Maintenant. »
Les amis arrivent. Ceux qui sont proches. Un à un, ils bercent Caleb une dernière fois. Chacun a son moment avec lui. Ils se racontent des secrets. Ils se disent au revoir.
Le jour des funérailles. On doit dire adieu à ce petit bonhomme parti trop vite, parti trop tôt. Félix met une voiture sur le petit cercueil blanc de son frère. Il se demande pourquoi on le laisse là. Parce qu’il le faut. Parce qu’il ne reviendra pas. Parce que la vie est injuste.
Le temps file. Lentement. Tellement qu’on a l’impression qu’il recule. Pourrait-il reculer assez pour… non. Jamais. Malgré les peut-être. Malgré les si.
Papa et maman survivent. Tout le monde survit. Difficilement. Félix demande où est son frère. Il préfère maintenant dormir la porte ouverte. Sa chambre, juste à côté de celle de son frère, est si vide sans lui.
Papa et maman font des visites au cimetière. Ils se racontent des choses qu’ils sont les seuls à savoir. Un secret bien gardé. Un moment sacré, essentiel pour cicatriser cette blessure, vestige de cette tragédie. Ce mal de vivre qui est toujours là. L’impression qu’il ne partira jamais.
Viennent les premiers anniversaires sans Caleb. Ces douloureux rappels qu’il ne sera plus là. Toutes ces premières fois qu’il manquera. Tous ces moments dérobés de ses parents, mais aussi de tous ceux qui entouraient Caleb. On oublie ceux qui restent. Ces êtres qui lui donnaient le meilleur d’eux.
Papa et maman parlent de Caleb. Il y a cette triste nostalgie dans leur regard. Elle y sera probablement toujours. Leurs pleurs font lentement place aux souvenirs. Caleb était tellement bien entouré. Chacun a ses souvenirs de Caleb. Les moments qu’ils ont passés avec lui…
Cette fois où, à l’intérieur d’une immense église, Caleb a su être le repère pour une tante orpheline, endeuillée par la perte de sa maman. Son câlin l’a aidée, sans même qu’il le sache, à lui donner le courage qu’il fallait pour continuer d’avancer.
Ce moment où, pendant la nuit, son oncle, peu habitué à garder, a entendu Caleb pleuré. Il a mis sa peur de côté, celle du « est-ce que ce sera pire quand j’entrerai et qu’il verra que ce n’est ni son papa ni sa maman qui est là pour le réconforter? » et est allé le voir. Caleb l’a accueilli avec un grand sourire, content que son oncle vienne lui tenir compagnie et l’aider à se rendormir.
Là fois où tantine est allée tenir compagnie à Caleb, hospitalisé. Donner un break à maman et pour qu’il ne reste pas seul. Malgré son état de bébé malade, il gardait son beau sourire. Ils ont joué ensemble, ils ont ri, ils ont chanté. Il était heureux d’être là, avec elle.
Quand il s’est fait garder par son oncle à la barbe rousse. Le plaisir qu’il a eu à courir avec lui, à s’amuser avec tout ce que ces petites mains dodues pouvaient toucher, particulièrement le bâton de hockey de son grand frère.
Je n’ai pas connu Caleb comme eux. Je l’ai vu plein de fois en photo et une fois en vrai. Il reflétait ce que je m’imaginais et ce que les gens me racontent de lui. Un bébé toujours souriant. Vous savez, les sourires propres aux bébés heureux?
Je n’ai jamais perdu d’enfant. Je ne sais pas comment on peut se sentir. Même en me l’imaginant, je ne pourrai jamais comprendre la douleur. Comment peut-on vivre après? Nous ne sommes pas censés survivre à nos enfants. J’imagine qu’on essaie de trouver du beau. Un peu.
Je me souviens au salon, le papa de Caleb m’a dit : « Embrasse très fort tes enfants ce soir quand tu rentreras à la maison. » Chaque soir, je vais embrasser mes enfants avant de me coucher. Sa maman m’a aussi dit : « Je ne comprends pas qu’on ne soit pas plus proches toi et moi. » Ça m’a frappée. Peut-être était-ce la situation, l’endroit, je ne sais pas. Mais nos différends me semblaient tellement… banals. C’est vrai. Pourquoi?
Le beau que cette tragédie a eu pour moi et ma famille a été de me rapprocher du papa, de la maman et du frère de Caleb. Je suis heureuse de les compter parmi mes amis. Ce sont des êtres exceptionnels dotés d’une résilience que je ne peux qu’admirer. Quand ils parlent de Caleb, je les écoute.
Je les écoute parce que je ne sais pas toujours quoi leur dire. Je pense que c’est la peur. Peur de ne pas dire les bonnes choses ou de faire de la peine en ravivant les souvenirs racontés.
Il y a une chose que les parents de Caleb m’ont apprise. Ils aiment qu’on leur parle de leur fils. Ils ont l’impression qu’il est toujours là en dépit du vide qu’il a laissé. Ils savent que leur fils, malgré sa courte existence, n’est pas oublié. Qu’il est dans la mémoire de ceux qui restent et continue de vivre en se rappelant quel merveilleux petit garçon il était et quel homme extraordinaire il aurait été.
Félix sait qu’il sera toujours le grand frère de Caleb, qu’il aura eu un petit frère avec qui il partageait ses voitures. Ses parents veilleront à chérir ces souvenirs de complicité. Il sait aussi que le bébé qui s’en vient ne remplacera jamais Caleb, parce que papa et maman savent que l’amour ne se divise pas, il se multiplie. Pour eux, il se multipliera toujours par trois.