C’était un matin tout à fait normal. Ma fille devait avoir 15 mois. Nous nous préparions pour la journée, mon chum et moi, en discutant de choses et d’autres. Je ne me souviens plus exactement comment nous en sommes venus sur le sujet du partage des tâches, mais à un moment, mon chum a dit : « Je pense qu’on peut dire que je fais autant de tâches que toi pour la famille ». J’ai arrêté de respirer. Une goutte de trop dans un vase déjà débordant. « Pardon? », lui ai-je demandé.
« TU ME NIAISES? »
J’ai senti une espèce de fureur m’envahir, et monter, monter… Et là, j’ai tilté. Je me suis mise à hurler, à crier, à m’époumoner. J’étais rouge de rage, mes gestes étaient presque menaçants, je rugissais ma colère. Je criais contre mon chum comme si c’était la seule manière d’exister.
Il s’est approché en me disant de me calmer. Je lui ai hurlé au visage que j’arrêterais de crier quand il sortirait de la pièce. Il est sorti, mais entre temps, ma fille a glissé sa tête dans l’entrebâillement de la porte, interloquée. « Maman? »… J’étais si enragée que j’en avais oublié sa présence. J’ai couru vers elle en lui répétant que tout irait bien, qu’elle n’avait pas à s’inquiéter. Mais j’avais le souffle court, et tout mon corps tremblait, affirmant l’exact contraire de mes paroles : ça n’allait pas, ça n’allait pas du tout.
Je crois être une personne plutôt douce et posée. Je suis certes passionnée, mais jamais, dans ma vie, cette passion ne s’était transformée en agressivité. En général, je me sens capable de contenir mes émotions, et c’est pourquoi ce jour-là, je ne me suis pas reconnue. Qui était cette personne dans ma maison qui criait après son amoureux, devant son enfant qui plus est? Comment en étais-je arrivée là? J’ai senti le sol se dérober sous mes pieds : j’allais perdre le contrôle. J’ai donc ravalé mes cris, j’ai coupé le peu de souffle qui me restait, et je me suis dissociée de mes émotions. J’ai couru vers mon chum qui était vert d’inquiétude, d’incompréhension et de colère. Je me suis confondue en excuses, mais tout ça sonnait faux. Nous sommes allés reconduire la petite à pieds à la garderie, sans nous adresser une seule parole. Puis, nous sommes partis chacun au travail, sans même nous dire au revoir.
Je n’arrivais pas à pleurer. Je pensais que quand je le quitterais, j’exploserais en larmes, mais non. J’étais complètement coupée de ce que je ressentais.
Ça m’a pris des mois (et une thérapie) pour me remettre de cet épisode de perte de contrôle. Ça a eu l’effet d’un wake-up call pour mon chum, et pour moi aussi : j’étais malheureuse dans l’organisation de notre quotidien, dans le partage des tâches, et dans le fait que nous nous étions habitués, lui et moi, à ce que ce soit moi qui porte la responsabilité du bien-être de notre enfant. J’assumais toute la charge mentale qu’impliquait la famille, et j’étais épuisée.
Avec le recul, je me rends compte que si j’en suis arrivée à crier, ce jour-là, c’est d’abord parce que je ne trouvais pas les mots pour exprimer mon désarroi. Faute de mots pour demander de l’aide, j’ai crié. Aussi, les paroles de mon chum, qui paraissent banales, étaient en fait pour moi d’une injustice et d’une violence inouïes : elles prouvaient que toutes les tâches que j’effectuais étaient invisibles à ses yeux. Il ne me voyait pas. Et ça, il l’a admis très vite. Il s’en est excusé sincèrement et a modifié ses comportements, en prenant en charge beaucoup plus de tâches. Quand on parle du travail invisible des femmes, on y réfléchit souvent dans des termes très rationnels (listes de tâches à partager, calculs, etc.). Mais on pense rarement à la charge émotionnelle qu’il implique, à la fatigue et au poids que ça représente, être le « pilier familial », et ne jamais recevoir de reconnaissance pour tout le temps et l’énergie investis.
J’ai encore honte d’avoir crié après mon chum ce jour-là. Même si je comprends ce qui m’a amenée là, je trouve que rien n’excuse une agressivité exprimée de la sorte, en plus devant un enfant! J’aurais aimé avoir les outils pour exprimer ma peine autrement. J’aurais dû demander de l’aide avant.