Depuis que j’ai un bébé, je ne vois plus, je photographie non-stop. Je calibre la lumière et la vitesse de l’obturateur. Je mesure la profondeur de champ et la disposition de mon bébé à travers le cadre de mon appareil.
Les trois premiers petits pas de ma fille, je ne les ai pas vus. De même que son premier coloriage, ses gribouillis, ses traits de crayon qui cherchent à copier mon écriture… toutes les grandes étapes de la miraculeuse vie de mon bébé m’ont échappée.
J’ai préféré observer son sourire, mesurer s’il est propre. Je n’ai pas vu son bonheur. Je me suis obstinée à regarder si son regard se tournait vers ma caméra. Faisait-elle la pose comme il faut? Était-elle photogénique? Correctement habillée? Je n’apercevais même plus son plaisir. Seul comptait le niveau de cutitude de sa joie.
Le déclic.
Puis, j’ai réalisé l’ampleur de mon addiction. Nous étions en voyage chez des amis, dans un décor où je me retrouvais après 15 ans d’absence. Mais au lieu de profiter des quelques instants précieux que nous vivions, j’étais cachée derrière ma caméra. Je m’entêtais à essayer de capter le jeu de ma fille avec le petit garçon de mon amie. La pose n’était pas parfaite. Il n’y avait pas d’eau dans la barboteuse et trop de désordre pour bien cadrer les sujets. La lumière aussi était trop vive. Toutes ces contraintes m’empêchaient de bien photographier.
Depuis mon arrivée, je n’avais échangé que quelques mots (une ou deux phrases) avec l’amie que je revoyais enfin. Pourtant, ce moment que nous vivions était unique. Je savais qu’il faudrait encore plusieurs années, avant que nous nous retrouvions. Et j’étais en train de gâcher ce moment précieux au nom de la photographie!? Au lieu de vivre cet instant précieux, je m’entêtais à tout photographier. Pourquoi?
Par peur de perdre mes souvenirs? Mais quels souvenirs ? Mon unique bébé grandit si vite. Je cours derrière elle. Sa croissance m’échappe. Je voudrais tout enregistrer : sa voix, ses chansonnettes, ses sourires. Je regrette de ne pas avoir photographié sa naissance, trop obstinée, justement, à saisir l’instant présent.
Faut-il vivre l’instant présent ou l’emprisonner dans un appareil?