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Aimer moins un de ses enfants
Crédit: Capture d’écran du film « Le Choix de Sophie » d’Alan Pakula (1982)

J’écris anonymement car le sujet que j’aborde ne se dit pas et ne se pense même pas. Pourtant, je le vivais dans ma tête, en secret. J’écris ce billet dans l’anonymat parce que je ne veux jamais que mon fils le sache, car la vérité, aussi secrète soit-elle, peut être honteuse. J’ose l’écrire maintenant puisqu’elle n’est plus vraie. Mon fils vieillit et je l’aime autant que son frère. Cependant, ça n’a pas toujours été le cas.

Déjà à sa naissance, il était merveilleusement beau. Il était rempli de charme, mais il était aussi un vampire à énergie. À fleur de peau, il pleurait, demandait, exigeait. Je l’aimais… mais je n’étais que moi, une fille normale. Une fille qui a besoin de se laver, de sommeiller à l’occasion et d’être autre chose que des seins et des bras.

Dès ses premiers jours, il nous a donné la frousse. Je repense aux longues minutes de silence insoutenable suivant sa naissance, à la panique qui a précédé son premier cri. Dès le jour un, c’était clair qu’il était différent. Il avait un besoin immense de proximité, de fusion, du sein. Il ne dormait pas sans contact physique. Il n’a aucun handicap, aucun diagnostic. Il est juste comme ça, hypersensible, tout en pleurs et en émotions.

Je n’ai pas dormi plus de deux heures de suite durant deux ans. Il avait besoin de moi, me réclamait sans arrêt. Pour me donner un peu de répit, papa le berçait et l’endormait en peau à peau contre lui. À ceux qui disent que le cododo est dangereux, je réponds qu’il a été ma seule option de sommeil durant plusieurs mois.

Quand il a eu un an, nous avons commencé à essayer tous les trucs de sommeil. Les spécialistes, les livres, les psychologues, rien n’y faisait. Il se réveillait toujours plusieurs fois par nuit. Son ainé a été un vrai bébé bonheur, un bébé facile comme on dit, qui s’élevait tout seul. Il était souriant et sociable. Il faisait ses nuits dès 5 mois.

Effet de contraste, dites-vous? Oui, sûrement. Reste que la chute a été grande. Ils sont rapprochés, j’avais suivi la même recette, que s’était-il passé?

Avez-vous vu cette douloureuse scène du film Le choix de Sophie? Celle ou Meryl Streep doit choisir lequel de ses enfants vivra et lequel mourra? Je me suis surprise à y penser, à me dire que je pourrais faire un choix. Cette pensée a duré une demi-seconde, tout au plus, il y a 4 ans et je m’en souviens encore. Ça m’a anéanti.

Il m’emmenait au plus bas de mes émotions. Je l’aimais, mais je l’aimais moins que son frère. J’ai si honte, mais je le dis : je l’aimais moins, minisculement moins, mais quand même moins. On dit qu’on aime tous ses enfants également. Et bien moi, durant deux ans, j’ai fait exception à la règle. Je vous rassure, il n’a manqué de rien. Ni de soins, ni de câlins. La nuance était subtile et se sentait seulement dans un minuscule recoin de mon être. Jamais durant ces deux ans mon mari et moi en avons parlé.

Chaque épreuve apporte une leçon. Dans notre cas ç’en a été toute une.

On a craint, un dimanche après-midi d’avril, de le perdre. On a frôlé l’inimaginable, un accident a bouleversé notre vie, clouant notre fils à un lit d’hôpital durant deux mois. Tout s’est soudainement orchestré uniquement autour de lui. Malgré une nouvelle naissance, malgré le travail, malgré tout, il a naturellement occupé 95% de notre temps. Jour et nuit, dans une chambre commune de Ste-Justine, un de nous était là pour le divertir, le nourrir, le laver et lui tenir la main.

En l’instant d’un interminable voyage en ambulance, il est devenu grand.

Ses pleurs, à part quelques terreurs nocturnes, se sont transformés en sourires et en courage. Sans se plaindre, sans rien demander, il a été alité sans pouvoir se lever durant huit semaines. J’ai parfois l’impression mystique que cette épreuve nous a été envoyée pour nous permettre de prouver à notre fils, alors âgé de deux ans, que nous étions capables de tout arrêter pour lui. Ce moment privilégié a soudé nos relations. Quelque chose en lui, en nous, a changé. Savoir ce que c’est de frôler l’horreur, ça donne la force d’endurer tous les hurlements du monde.

Cette semaine, on regardait notre garçon rire et jouer avec amour et fierté et je racontais à mon mari que je voulais écrire notre histoire. Que je voulais que notre histoire puisse rassurer ces autres mamans qui sentaient elles aussi une légère inégalité dans leur cœur. Savoir que pour nous, c’est du passé, les aiderait peut-être à se sentir moins seules et leur prouverait que ça ne dure pas. Mon mari m’a dit : « Assure-toi bien de dire aux parents de persévérer, car c’est payant. Regarde notre merveilleux fils, ça a été dur et ça vaut le coup».

Quel sentiment honteux avez-vous déjà ressenti envers l’un de vos enfants?

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